Temps couleur ardoise. Le ciel pleurniche. Le matin est frais. La mer est démontée comme une nausée de
doutes. Certaines personnes tanguent pour attraper un sac en papier tendu par un membre de l'équipage. La vitre est grasse du sel des vagues. Je suis à bord du Madiba 1. Madiba était le nom de
tribu de Nelson Mandela. Nous accostons sur Robben Island. Les arbres pliés par le vent, le bois mort, l'herbe sèche et la roche friable confèrent au lieu un sentiment de désolation. L'ancienne
léproserie et le cimetière, devant lesquels nous passons, accentuent cette sensation. Au loin un phare sort sa cime rouge d'un talus sec. Les vagues éclatent sur la roche noire déchiquetée. Nous
allons entrer dans la forteresse. C'est un ancien prisonnier qui ouvre les portes. Il se nomme Zozo. Matricule 45/77. Nous voici dans la prison. Les battements de mon coeur se font lointains
comme dans un tunnel. Murs gris et lisses, ambiance aseptisée. Combien de persécutions à nettoyer ? Une lettre est accrochée au mur avec des paragraphes recouverts de blanc. Zozo nous montre le
bureau de la censure. Dans la section B où nous nous trouvons, celle des opposants politiques, une seule lettre semestrielle était autorisée. C'est à cet instant que monte ma nausée. Nous
longeons un immense couloir sauvé par une porte où passe la lumière. Nous tournons à gauche dans une cour rectangulaire et minèrale où quelques cactus et un arbuste se déploient du côté droit.
C'était " le jardin ", la bouffée verte de Nelson Mandela. Nous entrons dans l'aile gauche. Cellules contigues, en enfilade, habillées par un tabouret et une paillasse. Des barreaux séparent. La
simple lumière est une respiration. Un mètre carré à peine. Nous voilà devant la cellule de Nelson Mandela. Une file se forme, disciplinée pour la photographier. Je m'écarte vers le coté droit.
Je regarde intensément le sol où gît sa natte. J'atteins le recueillement l'espace d'un instant. Qu'est ce quelques minutes comparées à 27 ans ?
" la cellule est un lieu parfait pour apprendre à se connaître et pour étudier en permanence et dans le
détail le fonctionnement de son esprit et de ses émotions " lettre de Nelson à Winnie, 1er février 1993.
La visite continue. Dans la section F,
à côté des terrains de sport entourés de barbelés, Zozo achève ses explications par " Any question ? " Quelqu'un ose poser la question qui brûlait la curiosité de chacun. Quand avez-vous été
incarcéré ici ? Zozo, certainement habitué à témoigner, répond avec décontraction : de 1977 à 1982. Je venais de naître. J'ignorais tout de la morsure de l'Humanité. De sa folie têtue et
répétitive. Seul le récit d'un homme peut aider à briser la distance que le cœur met pour entrer pleinement dans ce lieu. Zozo nous raconte qu'il faisait partie des étudiants qui se sont
soulevés à Soweto contre une des conséquences de l'apartheid en 1976. Mouvement de la conscience noire contre l'introduction de l'Afrikaans comme langue officielle d'enseignement. Par miracle, il
n'a pas été tué le 16 juin 1976 comme 23 de ses camarades et près de 700 lors des répressions policières qui ont suivies ces manifestations ! Il a été enfermé vivant pour cinq ans... Je l'écoute
au milieu de cette cour immense et rêche. Deux larmes perlent sous mes lunettes de soleil. Je ne les essuie pas. Je les laisse arriver jusqu'à la commissure de mes lèvres et je les bois. Comme
ses paroles. Je fais descendre son témoignage dans les circonvolutions de ma conscience. Plus de distance. Résilience.